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13 août 2014 3 13 /08 /août /2014 08:35
Centrafrique. L’accord de Brazzaville, ou l’accord aux trois désarmements [Acte II : Le désarmement du droit en perspective]

OLYMPUS DIGITAL CAMERA[ Lire le début de la série -1- L’accord de Brazzaville, ou l’accord aux trois désarmements [propos liminaires] ; -2-L’accord de Brazzaville, ou l’accord aux trois désarmements [Acte I : Le désarmement des milices en trompe-l'oeil ?]]

Lorsque la règle de droit est dépourvue de la double dimension de contrainte et de sanction qui la caractérise, on peut dire que le droit est désarmé. Il est même possible de soutenir qu’il n’y a plus de droit du tout, et que les prescriptions qui sont posées, ou les engagements qui sont pris, ne sont guère plus que des préceptes moraux ou des incantations politiques.

C’est le cas avec l’accord de Brazzaville, acte formellement juridique, mais dans lequel les parties s’emploient systématiquement à distendre les liens de droit, et donc de contrainte. Et cela dans les deux registres que nous allons voir.

Un accord en forme de tigre de papier

Le premier registre concerne l’accord lui-même en tant qu’instrument juridique. Un accord, disent les juristes, est une manifestation de volontés destinée à produire des effets de droit, c’est-à-dire à imposer des obligations de faire ou de ne pas faire dont le respect est sanctionné par l’ordre juridique. C’est ce que signifie la formule que l’on peut entendre ici ou là selon laquelle le contrat, l’accord ou la convention est la loi des parties.

C’est à ce principe juridique de base que se sont attaquées avant toute chose les parties concernées par la cessation des hostilités et par le désarmement.

On l’a vu, des engagements sont bien pris, mais sans que leur exécution fasse l’objet de stipulations conséquentes de l’accord. Les articles 8 et 10 qui sont dédiés à cette question de la mise en œuvre se bornent à prévoir la mise en place d’une commission de suivi et sa composition, et à préciser le cas dans lequel cette commission peut être saisie et par qui (article 9 : « En cas de différend ou de difficulté sur l’application du présent Accord, l’une ou l’autre des Parties peut avoir recours à la commission de suivi »).

Sur les points essentiels, à savoir notamment les pouvoirs de cette commission de suivi, le rôle des organes de l’Etat dans la mise en œuvre de l’accord, les sanctions possibles en cas de non exécution des engagements pris, l’accord de Brazzaville reste totalement muet, délibérément et dramatiquement muet.

Le droit, oui, mais sans la contrainte et la force nécessaires à son effectivité, tel semble avoir été le maître mot des négociateurs de Brazzaville. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner de la suite qu’on connaît : qu’à peine l’encre des signatures séchée, les combats et les exactions ont repris de plus belle, les revendications de toutes sortes aussi, y compris celle de partition du pays qui implique le maintien, voire le renforcement de la capacité militaire des organisations qui la réclament. C’est que, ceux qui avaient prévu d’agir ainsi avaient pris la précaution de se garantir la liberté de le faire en toute impunité, tout du moins au regard du texte de Brazzaville.

Un accord qui tente de neutraliser le droit international

Le second registre du désarmement du droit concerne les rapports de l’accord de Brazzaville avec les ordres juridiques centrafricain et international. Tout est mis en œuvre, en effet, pour minimiser l’impact des normes issues de ces ordres juridiques sur le processus en cours et, finalement, pour poser le primat de l’accord sur ces dernières normes.

Deux voies sont, à titre principal, empruntées pour tenter d’atteindre ce résultat.

La première voie est une forme de reconstruction, au profit de l’accord du 23 juillet, de la hiérarchie des normes juridiques. On pourrait objecter à cela qu’une telle intention ne se rencontre pas dans l’accord lui-même, que ce dernier est placé sous le signe du respect du droit, au moins du droit international, ce dont attestent les références appuyées en son préambule à la Charte des Nations Unies et à la Charte constitutive de l’Union africaine, ainsi qu’aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU – 2121 (2013) ; 2127 (2014); 2134 (2014) et 2149 (2014) – de même qu’à la Convention africaine sur la protection et l’assistance des personnes déplacées.

L’objection est sérieuse, mais elle ne résiste guère à l’analyse.

En effet, pour peu que l’on ne s’en tienne pas aux apparences, le texte de Brazzaville livre une conception paradoxale du droit, une conception qui marche sur la tête en quelque sorte.

Cette conception là se dégage de la manière dont les sources de droit sont utilisées, et spécialement de l’approche de confusion des sources juridiques qui a été retenue.

Qu’est-ce à dire ?

Observons qu’aux côtés des instruments internationaux cités précédemment, les rédacteurs de l’accord mentionnent aussi d’autres textes : Charte constitutionnelle de la transition, recommandations du dialogue inclusif, feuilles de route, résolutions des instances régionales d’Afrique centrale relatives aux conflits en Centrafrique, déclarations et discours politiques, etc.

Mais ce qu’il importe surtout de relever est, primo, que ces textes sont cités pêle-mêle et, secundo, qu’ils ne sont pas considérés comme devant encadrer l’expression de la volonté des parties à travers l’accord de Brazzaville.

Que déduire de là ?

  • D’abord qu’en mettant au même rang des instruments proprement juridiques et des déclarations politiques, on sacrifie forcément la force des premiers à la malléabilité et à la volatilité des secondes.
  • Ensuite, et sur le fond, que cette manière de faire tend à transformer l’impératif – l’obligation de désarmer – en une simple faculté, négociable qui plus est. Qui se souvient que les résolutions qui exigent ce désarmement en Centrafrique se présentent juridiquement comme des décisions du Conseil de sécurité et non comme de simples recommandations, et qu’elles ont été adoptées sur le fondement du Chapitre 7 de la Charte des Nations Unies qui implique le recours à la force pour mettre fin aux atteintes à la paix et à la sécurité internationales, mesure la régression que peut constituer pareille entreprise, ainsi que le mépris de la communauté internationale et du droit qui la sous-tend.

Quoiqu’il en soit, l’accord est conçu comme s’il était affranchi de toute contrainte juridique, interne à la Centrafrique ou internationale, comme si la volonté des « belligérants » était souveraine en tout, qu’elle pouvait faire et défaire tout.

Ceci n’est évidemment pas concevable pour des esprits attachés à l’Etat de droit, mais correspond bien à un travers pris dans cette longue crise. Les acteurs, aidés en cela par l’inconséquence de la Communauté internationale, n’ont pour référence que les accords qu’ils ont conclu entre eux, celui de Ndjamena et celui de Libreville avant celui de Brazzaville. On se bat alors à coup d’accords : la Séléka ne reconnaissant que l’accord de Ndjamena, l’opposition politique centrafricaine celui de Libreville, et le pouvoir se réclamant de celui de Brazzaville.

On notera, en passant, que dans une telle conception souverainiste de l’accord, il n’y a que ce qui est convenu entre les parties qui vaille, mais aussi ce qui est ainsi convenu n’a pas à être nécessairement écrit. Seule compte la volonté des « parties » de se lier. Du moins est-ce ce dont convainc la pratique centrafricaine. C’est ainsi qu’est régulièrement invoqué un accord de Ndjamena dont personne ne connaît la teneur, et dont on ne sait même pas s’il a jamais été écrit. C’est ainsi aussi qu’alors que l’accord lui même n’en dit mot, la dévolution de la fonction de Premier ministre à un musulman est réputée faire partie de ce qui a été convenu à Brazzaville.

J’ai dit précédemment que les « belligérants » tenaient leur volonté pour souveraine. Ce dernier élément montre que la souveraineté ne signifie pas seulement, pour eux, l’absence de contrainte juridique internationale, elle signifie aussi que cette volonté fait fi des citoyens de ce pays qui n’ont pas à connaître, et encore moins à discuter ce qui est décidé pour eux, fut-ce pour leur malheur !

La seconde voie empruntée pour neutraliser le droit international est la manipulation des catégories et des qualifications juridiques. Pour le juriste, la qualification est une arme redoutable avec laquelle on peut refaire le monde. Selon le mot que l’on mettra sur une chose, un comportement ou une situation juridique, on lui appliquera certaines règles en vue d’obtenir un certain résultat. Prenons l’exemple de la machette qui est une chose bien connue en Centrafrique. En droit je peux la qualifier de bien meuble. Je lui appliquerai alors le régime du droit civil et le soumettrai aux règles de celui-ci. Si je veux le céder, ce sont ces règles qui vont s’appliquer à l’échange. Si quelqu’un me le détruit, il me devra une indemnité correspondant à sa valeur. Et si par un certain concours de circonstances cette machette vient à blesser accidentellement autrui, ma responsabilité, en tant que propriétaire, sera engagée, mais seulement ma responsabilité civile, en vertu de laquelle je suis tenu de réparer les dommages causés par les biens dont j’ai la garde. En pratique je serai obligé de verser une indemnité à cette personne. Mais la même machette peut aussi être qualifiée d’arme par destination. Dans ce cas, ce sont les règles du droit pénal (du droit criminel) qui s’appliqueront. La sanction que j’encourrai sera une peine d’emprisonnement en plus, éventuellement, de l’indemnisation de la victime…

C’est à cet exercice qu’on s’est livré à Brazzaville, mais pour donner à des personnes, des groupes ou des situations, des titres juridiques pour le moins trompeurs.

Le cas type, auquel on se limitera ici, est celui du terme « belligérants » employé pour désigner les groupes armés et milices, dont la Séléka et les anti-Balakas.

Ce terme est loin d’être neutre. En droit international on ne qualifie pas de belligérant n’importe qui dans n’importe quelles circonstances. Par exemple ne sont pas des belligérants des individus qui ont décidé de régler leurs comptes au couteau ou à la kalachnikov, pas davantage que les gangs qui se battent pour un territoire. La belligérance est un état de conflit armé auquel s’applique le droit international. Elle renvoit à deux situations bien déterminées.

La première, à laquelle le schéma de la crise centrafricaine ne semble pas correspondre a priori (mais cela se discute), est celle d’un conflit armé entre Etats ou, pour reprendre les termes de la 1èreConvention de Genève de 1949, d’une « guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs Etats ».

La seconde situation correspond, selon le protocole n° 2 aux conventions de Genève adopté en 1977, aux « conflits armés qui se déroulent sur le territoire d’un Etat entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées ». Le conflit en Centrafrique, qui est avant tout un conflit entre des groupes armés dont aucun n’est le bras armé de l’Etat, ne répond pas davantage à ces derniers critères. Il répond encore moins si on considère l’absence d’unité de commandement tant de la Séléka que des Anti-Balakas, et si on prend en compte le fait que nombre d’opérations menées par les bandes armées se réclamant de ces groupes sont des opérations relevant du pur grand-banditisme.

Mais alors, direz-vous, pourquoi prendre ce titre de « belligérants », dans quel intérêt ?

En essayant de m’attacher à la psychologie de ces bandes, j’en vois au moins deux.

En premier lieu, se donner un statut d’honorabilité : « belligérant », ça sonne tout de même mieux et plus glorieux que « bandit », « brigand », « gang » ou « milice ».

En second lieu, je n’exclus pas que ce terme « belligérant » ait été retenu pour l’avantage juridique qu’on pense pouvoir en tirer. C’est que les conflits armés qui entrent dans l’une des deux catégories visées plus haut sont soumis au droit international, mais pas à n’importe quel droit international. Ce droit, c’est le droit des conflits armés, encore appelé droit de la guerre, régi par les Conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles de 1977. Or, si ces conventions obligent bien à la protection de certaines catégories de personnes – dont les populations civiles – leurs règles reposent sur le postulat, voire même sur la présomption que la mort infligée en temps de guerre est légitime et licite. De là à penser que la qualification de « belligérants » a été retenu pour couvrir et légitimer, sous couvert d’une guerre selon les canons du droit international, les meurtres de masse et autres exactions commises contre la population centrafricaine, il n’y a qu’un pas que je franchis. Même si, ce faisant, je suis conscient de prêter à nombre des groupes armés en question une plus grande lucidité juridique qu’ils n’ont.

Fort heureusement, et à supposer que la terminologie employée dans l’accord de Brazzaville ait été ainsi pensée, le droit international de la guerre a aussi ses revers pour les groupes armés qui sévissent et pour leurs chefs. Il interdit certains comportements et certaines pratiques, et notamment ceux qui font figure en Centrafrique de méthodes ordinaires de guerre : exécutions sommaires, torture, incendies volontaires de villages, destructions d’édifices religieux, pillage, détention et exécution arbitraires des civils et militaires ainsi que recrutement et l’utilisation d’enfants soldats, violence sexuelle et l’armement des civils, etc.

Chacun de ces actes constitue une violation du droit de la guerre et un crime en droit international. Et on espère que ceux qui s’en sont rendus coupables en répondront le moment venu, et le plus tôt possible, devant les juridictions pénales internationales et centrafricaines.

LA SUITE :

L’accord de Brazzaville, ou l’accord aux trois désarmements [Acte III : Le désarmement de l’Etat en filigrane].

Pour lire le texte l’accord, cliquer ici.

Jean-François Akandji-Kombé

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